L’histoire d’une fratrie imaginée par Jean-Claude Mourlevat, qui vous fera sans doute penser à d’autres histoires que vous connaissez déjà.
Un chapitre à lire chaque jour.
XVIII Récit de Jean Martinière, soixante ans, officier pont
Un petit enfant assis en tailleur sur le pont. Avec une couverture marron sur les épaules. On avait quitté au matin le port autonome de Bordeaux avec du grain dans la cale. Parce que je transporte des marchandises, dans mon cargo, et pas des passagers. — Qu’est-ce que tu fais là, toi ? je lui ai demandé. Mais il s’est pas démonté, l’enfant. Il m’a regardé par-dessus son épaule et m’a fait le plus joli sourire qu’on puisse imaginer. Le genre de (...)
XVII Récit de Yann Doutreleau, dix ans
Je m’appelle Yann Doutreleau. J’ai dix ans. Une nuit de novembre, par grande pluie, j’ai entraîné mes six frères et nous avons quitté la ferme de nos parents. Nous sommes allés vers l’ouest. Mes frères ont été repris cinq jours plus tard, à Bordeaux, qui se trouve au bord de l’Océan. Moi non. Cette nuit-là, je ne l’avais pas choisie... Je ne dormais pas. J’étais blotti contre Fabien, je sentais sa respiration tiède et régulière contre ma joue. Malgré la pluie qui (...)
XVI Récit de Xavier Chapuis, quarante-deux ans, adjudant-chef de gendarmerie
L’affaire Doutreleau ? Je vais vous faire un aveu : j’avais mis une croix dessus. Quand un gosse disparaît et qu’on ne le retrouve pas dans les quarante-huit heures, je n’aime pas ça du tout. Et plus le temps passe, plus les chances diminuent. Les jours succèdent aux jours, les semaines aux semaines, on finit par oublier ou presque, jusqu’à ce qu’un beau matin un ramasseur de champignons découvre un corps dans un bois. Là, (...)
XV Récit de Fabien
Je savais plus si on était là depuis deux jours ou depuis une semaine. Tout se confondait. Il y a un moment où plus personne bougeait, je me rappelle, et pour la première fois j’ai pensé qu’on allait peut-être mourir ici tous ensemble. Est-ce que ça ferait mal ou bien est-ce qu’on s’endormirait tranquillement ? Qui partirait le premier ? Et qui le dernier ? Je me posais ces terribles questions quand Yann est venu me gratter le bras. — Qu’est-ce qu’il y a ? j’ai demandé. Il a pris (...)
XV
Récit de Pierre
Si encore on aurait une montre ! On saurait si c’est le jour ou la nuit ! Dans le noir, c’est tout pareil. Les petits arrêtent pas de tousser. On a beau leur mettre dessus toutes les couvertures de la maison, y toussent encore. Avec Paul, de temps en temps, on va au garage, on fout des grands coups de pied contre la porte et on jure tout ce qu’on peut. Ça sert à rien mais ça soulage. A force de rien voir, on est devenus comme les aveugles : on tâte avec les mains.
Récit de (...)
XIV Récit de Rémy Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann Quand Yann a fait basculer la porte du garage, je me suis précipité sur lui et je l’ai pris dans mes bras : — Bravo, Yann ! Bravo ! Il était noir de suie, écorché aux coudes et aux genoux. Il nous a mimé comment il était descendu dans le conduit de la cheminée, à la façon des alpinistes. On a vite refermé la porte et on est partis à la recherche du disjoncteur pour faire de la lumière. C’est Paul qui l’a trouvé. Pour entrer dans le salon, on a (...)
XIII Récit de Gilles Faivre, cinquante-deux ans, industriel
On m’accuse de cruauté. Je crois rêver. Ces personnes sont entrées chez moi, or, voyez-vous, ça ne vous semblera peut-être qu’un point de détail, mais il se trouve que je ne les y avais pas conviées. D’autres que moi en auraient pris ombrage et se seraient fâchés. Moi non.
J’ai tenu un raisonnement de bon sens, voyez-vous : ces jeunes gens désiraient entrer (ils le désiraient même très vivement puisqu’ils l’ont fait au prix de périlleuses (...)
XII Suite du récit de Thierry Viard, vingt-huit ans, chômeur
Deux minutes se sont écoulées et la porte à bascule du garage s’est ouverte. Ils s’y sont tous engouffrés. La porte s’est refermée. Il n’y avait plus rien à voir. J’avais regardé, fasciné, sans rien faire. J’aurais dû intervenir depuis longtemps, bien sûr. Seulement il se trouve que je ne suis pas Zorro, moi. Et puis je ne suis pas payé cent francs par mois pour me faire trouer le ventre. Ces gars- là ont des couteaux, c’est connu. Mon boulot, (...)
XII Récit de Thierry Viard, vingt-huit ans, chômeur
Mon boulot, c’est de jeter un coup d’oeil à la villa de M. Faivre, deux ou trois fois par semaine. Je vérifie que tout est bien « en ordre », comme il dit. C’est son expression favorite, d’ailleurs : il faut que les choses soient « en ordre ». A chaque fin de mois il me donne cent francs, ou cent cinquante, selon son humeur. C’est toujours ça de pris, ça me paye mes cigarettes, et puis j’y passe de toute façon, devant sa saleté de baraque, alors autant (...)
XI Récit d’Émile Ducroq, cinquante ans, épicier
Oui, c’est moi qui les ai conduits là-bas, les six frères Doutreleau. Le septième aussi sans doute, le petit, mais je l’ai pas vu. Ils le cachaient dans le fameux sac. Je les ai tous fourrés derrière en leur disant de toucher à rien. Mais ils avaient pas l’air bien méchant, ils se sont assis par terre au milieu des marchandises et ils ont plus bougé. Un des deux à la casquette est venu devant avec moi, mais il était pas causant. — Comme ça, vous allez à (...)
X Récit de Fabien Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann
A la gare de Bordeaux, on a failli pas se retrouver avec tout ce monde. Heureusement que les autres ont eu la même idée que nous et qu’ils sont allés vers la sortie. C’est là qu’on s’est regroupés. Bordeaux, c’est pas au bord de l’Océan. Pas du tout. On croit ça quand on regarde la carte de loin, mais ça trompe. Il y a au moins cinquante kilomètres à vol d’oiseau. Pierre a dit : — On s’en fout ! On n’a qu’à prendre un autre train ! Il est gonflé à (...)
VIII Récit de Paul Doutreleau, treize ans, frère de Yann
Dans le train, Victor s’est endormi illico. En face de moi y’avait une Noire. Elle arrêtait pas de me regarder, au début. Qu’est-ce qu’elle me voulait, celle-là ? Je la connaissais pas, moi ! Quand le contrôleur s’est approché, on a serré les fesses que si y’avait eu des olives entre, on aurait fait de l’huile avec. Rémy a répété tout bas dans sa barbe la phrase qu’on avait prévue pour les billets : — On vous les a déjà montrés... on a changé de (...)
VII Récit de Pierre Doutreleau, treize ans, frère de Yann
J’ai eu les pétoches. Si y aurait pas eu les autres qui attendaient dehors dans le froid, je me serais bien dégonflé. Mais j’avais promis, alors... Je me suis assis sur un banc avec Yann sur les genoux et j’ai observé. Parce que les gares, les trains, et tout ça, j’y connais que dalle, moi. Mais j’ai pas mis longtemps à comprendre : les gens y z’achètent les billets au guichet, après y z’attendent, et après y mettent leur billet dans un truc qui (...)
VI Suite du récit de Valérie Massamba, vingt-cinq ans, étudiante
Un quart d’heure plus tard, à peine remise de mes émotions, je m’installe dans l’express, au milieu du compartiment, là où les sièges sont en vis-à-vis. Jusque-là j’avais vu des choses étonnantes mais qui tenaient à peu près debout : un gosse utilise son petit frère comme robot vivant pour piquer des billets de train. Bon. D’accord. Surprenant, mais possible. C’est la suite qui allait me plonger dans un océan de perplexité. En effet, le voilà (...)
VI Récit de Valérie Massamba, vingt-cinq ans, étudiante
C’est moi tout craché, ça. J’ai tellement peur de rater le train que j’arrive à la gare avec trois quarts d’heure d’avance. Et je poireaute. Dans ces cas- là, je me trouve une place sur un banc et je pique le nez dans un magazine. Ça veut dire en clair : je ne suis là pour personne, prière de ne pas déranger. Voilà pourquoi, quand le garçon s’est assis juste en face de moi, je ne l’ai tout d’abord même pas remarqué. C’’est l’odeur qui m’a alertée. Je (...)
IV Récit de Max Doutreleau, onze ans, frère de Yann
-- On est arrivés, qu’il a dit, Fabien, il reste juste quelques kilomètres. La ville s’appelle Périgueux, on va marcher jusqu’à la gare et on prendra le train. Le jour se levait juste. De chaque côté de la voie ferrée, des maisons grises sont sorties de la brume petit à petit. Dedans il y avait des gens qui dormaient au chaud sans doute. Fabien aurait pu dire qu’il restait douze kilomètres, ou cent vingt, ou quatre millions : pour moi et Victor, c’était (...)
III Récit de Colette Faure, retraitée, soixante-huit ans
Les gens me croient pas quand je leur dis. Ils ont qu’à venir passer quelque temps chez moi. Une, ça me ferait de la compagnie. Et deux, ils verraient que je mens pas. Je vous défie de regarder la voie ferrée plus d’une demi-journée sans voir quelqu’un qui marche le long. Ça vous étonne, ça ! Et pourtant c’est la vérité vraie. Ça fait quinze ans que je la regarde, moi, la voie ferrée. J’ai ma chaise à la fenêtre. À droite c’est la télé, à gauche la (...)
Le célèbre conte de Charles Perrault.
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Une lecture en vidéo :
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DEUXIEME PARTIE « Hélas, mes pauvres enfants, où êtes-vous ? Savez-vous bien que c’est ici la maison d’un Ogre qui mange les petits enfants ? » Le Petit Poucet, Charles Perrault
I Récit de Fabien Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann
Dans la matinée plusieurs voitures ont ralenti et on a eu peur de se faire prendre. Même séparés, on nous remarque. Même avec Yann dans le sac. Une fois qu’on a eu fini notre pain, dans le bois, on en a parlé avec Rémy et les moyens. Il faut plus qu’on suive la route, (...)
XV Récit de Pascal Josse, trente-quatre ans, mécanicien, mari de Nathalie Josse
C’est la première fois qu’elle me faisait ce coup- là, Nathalie. En plein milieu de la nuit, le vrai bon gros cauchemar. — Sors-moi de là ! Sors-moi de là... Et ses ongles plantés dans mon bras. La sortir de là, d’accord, mais il fallait qu’elle y mette un peu du sien. À mon avis, le plus urgent était qu’elle se réveille tout à fait. J’ai allumé, j’ai pris son visage dans mes mains et je l’ai caressé. — Réveille-toi, (...)
XII Récit de Pierre Doutreleau, treize ans, frère de Yann Les deux grands sont revenus au bout de dix minutes avec deux baguettes. — On nous les a données — y z’ont dit. J’ai demandé : — C’est tout ? C’était tout. Avec Paul on s’est regardés et on s’est compris. La prochaine fois on irait tous les deux et on rapporterait de quoi manger, nous, pas de quoi faire semblant. Enfin bon, on a rien dit parce que c’était pas le moment de s’engueuler. On a partagé bien égal et on a commencé à manger debout. Et puis (...)
X Récit de Max Doutreleau, onze ans, frère de Yann J’ai bien essayé de soulager Victor en prenant ses chaussures mais au bout de cinq cents mètres, j’avais les orteils en compote. Je sais pas comment il arrive à marcher avec ça. Enfin, c’est mieux que pieds nus. Vers midi, une voiture nous a doublés, avec une dame et deux enfants derrière. Ils avaient notre âge à peu près, sans doute qu’elle les ramenait de l’école. Ils se sont retournés et nous ont fait des grimaces. On n’a pas répondu. Ils ont recommencé (...)
VIII Récit de Agathe Merle, soixante-quatorze ans
Des écureuils, d’après Maurice ! Des écureuils ! Le pauvre, il s’arrange pas avec l’âge. Est-ce qu’on a déjà vu des écureuils ouvrir un pot de confiture ? Les boîtes de gâteaux secs je veux bien, ils auraient grignoté l’emballage, mais mon pot de rhubarbe, franchement ? J’irais bien demander au voisin s’il y a rien eu chez lui mais j’ose pas déranger. C’est un écrivain. Je le sais par François, l’arrière-petit-neveu de la pauvre Germaine. Il est là pour deux (...)
VII Récit de Jean-Michel Heycken, quarante-quatre ans, écrivain
François m’avait prévenu : — Tu veux du calme ? J’ai exactement ce qu’il te faut. Et par-dessus le marché, c’est un pavillon d’une beauté fulgurante. Il appartenait à mon arrière-grand-tante. Elle y est morte il y a six mois. Tu ne crains pas les fantômes ? Bien. Alors je te décris en gros : depuis la salle à manger, au décor un peu chargé peut-être mais que tu adoreras si tu apprécies les dominantes marron, tu jouiras d’une vue imprenable sur (...)
VI Récit de Rémy Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann
On a quitté nos habits mouillés et on s’est entortillés dans les couvertures. Yann s’est blotti entre Fabien et moi, il a fermé les yeux mais je le connais bien et j’ai su qu’il dormait pas. Les petits se sont entassés dans la couchette derrière nous. Le chauffeur a posé quelques questions au début : où on allait, d’où on venait, tout ça. J’ai montré devant, dans le vague. Il a eu l’air de s’en contenter. En tout cas il a plus rien demandé. Il faisait (...)
V Récit de Daniel Sanz, quarante-huit ans, chauffeur routier
Toute une tripotée de gosses. D’un seul coup dans mes phares. Et qui lèvent les bras en l’air : — Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! Vous les auriez vus, tous la bouche grande ouverte. Pas la peine de savoir lire sur les lèvres comme les sourds-muets. C’était clair, ce qu’ils voulaient : monter dans mon camion. J’ai pas eu à freiner beaucoup. La route est mauvaise à cet endroit, alors là avec la pluie c’était le pompon. C’était à la sortie d’un (...)
PREMIÈRE PARTIE « Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot. » Le Petit Poucet, Charles Perrault. III Récit de Louis Doutreleau, père de Yann, quarante et un ans La Marthe, tant qu’on aura un morceau de pain dur à tremper dans l’eau pour le faire mollir, elle appellera ça de la soupe. Et quand y’aura plus rien, elle ira quémander dans les bureaux, elle se fera plaindre. Et si elle a plus droit à rien dans les bureaux, elle ira se mettre à la sortie de la messe le dimanche et elle tendra la main. (...)
PREMIÈRE PARTIE « Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot. » Le Petit Poucet, Charles Perrault. II Récit de Marthe Doutreleau, quarante ans, mère de Yann Qu’est-ce qu’elle croyait, la Parisienne ? Que j’allais y offrir le thé au salon ? Qu’on allait grignoter des petits fours ? Ça se pointe sans prévenir chez les gens, ça tortille les fesses et ça vient vous faire la leçon ! Si seulement cet abruti de Corniaud y avait arraché un bifteck au mollet, mais y faisait qu’aboyer, cette (...)
PREMIÈRE PARTIE « Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot. » Le Petit Poucet, Charles Perrault. I Récit de Nathalie Josse, trente-deux ans, assistante sociale Je suis une des dernières personnes qui ont vu Yann Doutreleau vivant. Enfin je crois. Il était posé à côté de moi dans la voiture. Je dis bien « posé », pas assis. Ses jambes trop courtes étaient étendues à plat sur le siège et pointaient vers l’avant, raides comme des bâtons, les deux pieds désignant la boîte à gants. La ceinture de sécurité (...)
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