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Deuxième partie Chapitre 6

Publication : par Le directeur

VI Récit de Valérie Massamba, vingt-cinq ans, étudiante

C’est moi tout craché, ça. J’ai tellement peur de rater le train que j’arrive à la gare avec trois quarts d’heure d’avance. Et je poireaute. Dans ces cas- là , je me trouve une place sur un banc et je pique le nez dans un magazine. Ça veut dire en clair : je ne suis là pour personne, prière de ne pas déranger.

Voilà pourquoi, quand le garçon s’est assis juste en face de moi, je ne l’ai tout d’abord même pas remarqué.
C’’est l’odeur qui m’a alertée. Je ne sais pas quand ce gosse avait changé de chaussettes pour la dernière fois, mais il était inutile d’avoir son diplôme de chien de chasse pour le suivre à la trace. Mamma mia / S’il avait été un adulte, j’aurais changé de place immédiatement. Seulement, il avait douze ou treize ans, pas davantage, et puis surtout, c’était une pitié de voir comme il était fagoté : un anorak marron qui ne fermait plus, des fils de laine qui pendouillaient aux manches du pull. La seule chose présentable était une casquette à oreilles qui le faisait ressembler aux aviateurs d’autrefois. Il tenait sur ses genoux un de ces cabas en plastique qu’on utilise pour les courses. Drôle de bagage pour voyager.
Ce gosse ne devait pas aimer qu’on le chatouille, ça se devinait à son visage taillé à la hache, à son menton carré. Mais il avait dans l’œil quelque chose de fragile, tout de même, d’inquiet. Je suis étrangère et je le connais bien, ce regard. Il m’arrive de le voir dans mon miroir. Alors je suis restée. Malgré l’odeur...
J’étais loin de me douter à ce moment-là à quel point cela deviendrait intéressant.
Je vais essayer d’être claire, parce qu’il y a de quoi s’y perdre. Vraiment.

Pour commencer, quelque chose bouge dans le sac du gosse. Est-ce un chat ? Un chien ? Un lapin ? Un poulet ? Je n’en ai aucune idée. Une seule certitude : c’est vivant ! Mieux encore : le gosse se penche et parle tout bas à la chose qui bouge. Il doit bien l’aimer, son chat, sa tortue ou son canari pour lui faire des discours comme ça !
Puis il se redresse, observe intensément les voyageurs, replonge dans le sac et recommence. Plus de dix fois.
Tout cela dure vingt minutes au moins. Moi, je ne bronche pas. Je lis mon magazine. Enfin, je fais semblant.

Soudain le gosse se lève, marche vers un banc où sont assis un père de famille et ses deux enfants qui viennent d’acheter leurs billets au guichet. Ils chahutent. Ils ont l’air heureux de prendre le train ensemble, c’est peut-être la première fois. Mon petit roi du parfum passe derrière eux, dépose ni vu ni connu son sac à côté du leur, et va se poster dix mètres plus loin, près du kiosque à journaux. De là il fait semblant de regarder ailleurs, mais il a tellement envie de voir les deux sacs qu’il en louche. J’en connais une qui louche aussi, elle s’appelle Valérie, et c’est moi. Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer, nom de nom ?
Ce qu’il fabrique, je vais le savoir bientôt et ça vaut le coup d’œil.

Le sac en plastique a une fente sur le côté. De la fente émerge tout à coup une sorte de petit tuyau. Ce petit tuyau, c’est une manche de veste et au bout de la manche de veste il y a quoi ? Eh bien il y a une main.
Évidemment ! C’est tout naturel, non ? Au bout d’une manche, il y a souvent une main, avouez-le.
Vraiment, un rien vous étonne ! La main est minuscule, toute ronde. Elle tâtonne un peu, elle a du mal à trouver le sac en cuir. Depuis sa cachette près du kiosque à journaux, mon petit gars fait des grimaces muettes. S’il le pouvait, il hurlerait : « A gauche ! A gauche encore ! Là , tu y es !  » Seulement il ne peut rien faire. Juste regarder et souffrir.
Finalement elle y est, la petite main :
Zip ! Elle actionne la fermeture Éclair du sac !
Grat grat ! Elle fouille dedans !
Fftt ! Elle en tire trois billets de train pour Bordeaux.
Fftt encore ! Et elle retourne là d’où elle vient. C’est fini.
Mon petit gars ne perd pas une seconde. Il repasse derrière le banc, saisit le cabas par les deux anses, marche droit vers la sortie et disparaît. Juste à temps. Le père jette un coup d’œil à l’horloge et rameute sa troupe. Les trois se lèvent et se dirigent vers la voie 2 d’où part le train pour Bordeaux. Dites, monsieur, n’oubliez pas de bien composter vos billets...

Je sais, je sais, ce n’est pas bien. J’aurais dû dénoncer, signaler, alerter, j’aurais dû, j’aurais dû... Je ne l’ai pas fait. À cause des yeux de ce gosse, ses yeux de petit animal traqué.
Un quart d’heure plus tard, à peine remise de mes émotions, je m’installe dans l’express, au milieu du compartiment, là où les sièges sont en vis-à -vis. Jusque-là j’avais vu des choses étonnantes mais qui tenaient à peu près debout : un gosse utilise son petit frère comme robot vivant pour piquer des billets de train. Bon. D’accord. Surprenant, mais possible.

C’est la suite qui allait me plonger dans un océan de perplexité. En effet, le voilà qui ressurgit dans le train, mon garnement, mais cette fois il n’est plus tout seul.
Il est accompagné d’un grand garçon pâle aussi mal fringué que lui et d’un gamin d’une dizaine d’années affublé d’une paire de chaussures de femme ! Il ne porte plus le cabas en plastique et il s’est changé de la tête aux pieds : nouvelles chaussures, nouveau pantalon, nouvel anorak ! L’odeur, elle, est la même.

J’adore les mots croisés cinq étoiles, les énigmes, tout ce qui donne à réfléchir. Et plus ça me résiste, plus je m’acharne. Bref, je suis quelqu’un qui a besoin de comprendre. Là , j’avais trouvé un mystère à ma mesure !

Les trois prennent place autour de moi. Le plus jeune s’assoit à côté, avec un air aussi éberlué que s’il venait d’entrer dans une navette spatiale. Mais le train n’a pas fait cinq cents mètres, qu’il bascule la tête en arrière, ouvre une bouche grande comme une assiette et s’endort. Ses chaussures de dames lui glissent des pieds. Le grand, en face de lui, n’a pas l’air moins ébahi, mais il essaie de faire bonne figure. Le moyen, qui me fait face et qui aurait dû me reconnaître, m’ignore totalement.

On est presque à mi-chemin du parcours quand le contrôleur se pointe.
— Vos billets, s’il vous plaît ?
Il tend la main vers le grand garçon pâle et se trouble aussitôt :
— Vous avez changé de place ?
Le garçon devient cramoisi et bredouille :
— Oui, on n’a pas le droit ?
— Si, si... bien sûr... vous avez le droit...
Le contrôleur s’éloigne. Les deux garçons sont en apnée. Quand ils osent respirer de nouveau, au bout d’une éternité, le regard qu’ils échangent est éloquent : « Ça a marché ! Surtout ne bougeons pas ! Ne nous faisons pas remarquer !  »

Le jeu de devinettes devient passionnant : Pourquoi le gosse à la casquette s’est-il changé ? Pourquoi n’a-t-il pas montré les billets puisqu’il les a ? Je le sais bien, moi, qu’il les a. Et pourquoi le grand a-t-il dit qu’il les avait déjà montrés ? Où ? Quand ?
Je ne suis pas loin de donner ma langue au chat quand l’indice suivant intervient : il s’avance dans l’allée, mon indice, il tient un sandwich dans chaque main et il ressemble trait pour trait, cheveu pour cheveu, au grand garçon pâle assis en face de moi. Il ne s’attarde pas, il donne ses deux casse-croûte et s’en va.
Des jumeaux ! Tout s’éclaire soudain ! Si le grand garçon pâle a un frère jumeau, le moyen à casquette en a aussi un sans doute ! Ainsi ce n’est pas mon petit voleur qui est là devant moi, mais son frère. Voilà pourquoi il n’a pas les mêmes vêtements, voilà pourquoi il ne m’a pas reconnue. Je tourne la tête vers le plus jeune qui gobe toujours les mouches à côté de moi. Est-ce que lui aussi... ? La curiosité me dévore. J’irais volontiers jeter un œil dans le compartiment voisin...

Dans le compartiment voisin, il n’y a rien à voir, et dans le suivant non plus. Je continue ma traversée cahin caha et il me faut arriver tout au bout du train pour les débusquer ! Ils sont là tous les trois ! Oui, j’ai bien dit tous les trois, le petit aussi a son jumeau parfait ! Il dort en boule sur un siège. Un des grands lui a jeté une veste dessus. Mais il n’a pas des chaussures de femme, lui.

Une seule place est libre, je m’y assieds. Mon petit voleur à la casquette me reconnaît aussitôt. Je lui adresse un rapide sourire : « Salut, on se connaît...  » Il me le rend, mais c’est bien timide. En tout cas, j’ai rassemblé toutes les pièces du puzzle, maintenant. Il n’en manque plus qu’une : où est la petite main ? Où est celui à qui elle appartient ? Où est le cabas bleu ?
Le train roule et nous secoue. La réponse m’arrive au moment où je ne l’attends pas. C’est mon petit voleur qui se trahit : il jette deux coups d’œil vers le haut. C’est un de trop. Qu’est-ce qu’il y a donc à voir là -haut, dis-moi ? A mon tour je lève les yeux.
Le cabas bleu est là , au-dessus de nos têtes, parmi d’autres bagages. La petite main furtive se glisse par la fente. Elle cherche, elle tâtonne, elle danse, elle fouille, elle chipe, elle se retire. Mais ce ne sont plus des billets de train qu’elle escamote aussi prestement. C’est une barre de chocolat, c’est un paquet de biscuits, c’est une tartine de fromage...
Cette fois mon petit voleur a vu que je voyais. Il rougit, baisse les yeux, revient à moi, et finit par accepter mon regard. Conversation muette :
Lui : Vous avez vu, hein ?
Moi : Oui, j’ai vu...
Lui : C’est rigolo, non ?
Moi : Oui, c’est rigolo...
Lui : Dites rien, s’il vous plaît...
Moi : Je ne dirai rien…
La petite main part à la conquête d’une pomme. La pomme est trop grosse, elle glisse, menace de tomber sur la tête d’un voyageur.
— Ton autre main ! crions-nous ensemble et silencieusement : Ton autre main !
L’autre main apparaît, se faufile. Cette fois, la pomme est prisonnière, elle ne tombera plus, elle rejoint dans le cabas bleu le reste du butin.
Le rire nous prend. On ne se connaissait pas une heure plus tôt et nous voilà complices.
Je ne dirai rien parce qu’on est dans le même camp, toi et moi. Parce que tu ne fais pas ça pour jouer.
Parce que tu as un beau sourire malgré ta tête carrée. Peut-être aussi parce que tu as posé ta veste sur ton petit frère qui dort...

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