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Deuxième partie, chapitres 1 et 2

Publication : par M. Lauga

DEUXIEME PARTIE
« Hélas, mes pauvres enfants, où êtes-vous ? Savez-vous bien que c’est ici la maison d’un Ogre qui mange les petits enfants ?  »
Le Petit Poucet, Charles Perrault

I Récit de Fabien Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann

Dans la matinée plusieurs voitures ont ralenti et on a eu peur de se faire prendre. Même séparés, on nous remarque. Même avec Yann dans le sac. Une fois qu’on a eu fini notre pain, dans le bois, on en a parlé avec Rémy et les moyens. Il faut plus qu’on suive la route, sinon on n’ira pas loin. On nous prendra. Et si on nous prend, je sais bien ce qui arrivera : on nous ramènera chez nous. On aura beau expliquer aux gendarmes pourquoi on s’est sauvés, ils nous croiront jamais. Et dès qu’ils auront tourné le dos, les gendarmes, le père nous foutra une bonne raclée et puis il nous fera ce que Yann a dit... Il nous tuera tous les sept.
On n’en parle jamais, de ça. Ni en marchant, ni aux pauses quand on se retrouve. On n’a pas le droit.
C’est comme un gros mot qui serait impossible à dire. Même les petits comprennent ça, alors ils suivent et ils demandent rien. Ou alors juste où on va, mais ça ils ont le droit.
C’était dans la cabane, ce matin. Rémy a répondu :
— On va vers l’ouest, vers l’Océan.
Et moi j’ai ajouté :
— L’océan Atlantique.
Il y a eu un silence et on l’a tous vu, l’Océan, on a entendu les vagues sur le sable, vraaaoutch, et on a senti le vent sur notre peau. J’en ai eu la chair de poule.

Une autre fois, Victor a demandé quand est-ce qu’on arriverait, et là c’était moins commode pour répondre...
Si on quitte la route et qu’on prend plus que les chemins, eh bien, on n’est pas près d’arriver. Ça multiplie la distance par deux, facile. Un avantage par contre, et qui nous soulagerait bien, Rémy et moi, enfin surtout Rémy parce que les forces commencent à lui manquer, c’est que Yann pourrait sortir de son sac. On le cacherait seulement en cas d’alerte ou bien quand il serait trop fatigué.
Pour s’orienter, ça changerait rien vu qu’avec Yann c’est pas sorcier : il a une boussole dans la tête, ou des antennes ou je sais pas quoi. En tout cas, il hésite jamais longtemps, il tourne sa petite tête vers le ciel, il la fait pivoter dans tous les sens, et puis il pointe son doigt. Et nous, on suit.
Comme ça m’intriguait, cette affaire, à un croisement je lui ai demandé :
— Comment tu fais ?
— La lumière... il m’a dit, la lumière dans le ciel... Vers l’ouest c’est plus clair...
Moi je vois pas de différence.

II Récit de Rémy Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann

On a quitté la route. C’est mieux parce qu’on peut marcher tous ensemble, et puis on n’a plus à se coltiner le sac, Fabien et moi. On commençait à avoir les bras et les épaules bien endoloris. À la fin, on avait trouvé un truc : on portait à deux, chacun une anse et le sac entre nous, comme si on revenait de faire les commissions. Mais on avait beau changer de côté tous les cent mètres, ça nous sciait quand même méchamment les doigts. Bref, on porte plus le sac et ça nous soulage drôlement, surtout Fabien, qui est un peu moins costaud que moi.

On suit les chemins, les sous-bois, le bord des rivières. Parfois c’est large et doux sous les pieds, alors on marche de front, d’un bon pas, presque gaiement ; plus loin ça se resserre et on va en file indienne.
Ailleurs on s’égare dans les herbes hautes, il faut qu’on prenne Yann sur nos épaules et on ressort trempés.
Il y a des moments où on se décourage un peu : on a l’impression qu’on n’arrivera jamais nulle part, qu’on pourra bien s’enfoncer les jambes dans le ventre à force de marcher, que tout ça servira à rien. Mais aucun d’entre nous veut être le premier à se plaindre, alors on se tait et on continue...

Parfois on est récompensés. Vers la fin de l’après-midi, par exemple, on a suivi longtemps un chemin de halage, le long d’un canal qui allait vers l’ouest. C’était bien. On marchait au sec, on n’avait ni trop froid, ni trop chaud, ni rien du tout. Sans le vouloir on a accéléré, comme si le canal menait tout droit à l’Océan et qu’on l’atteindrait peut-être avant la nuit si on allait assez vite. On savait bien que c’était pas vrai, mais ça nous faisait plaisir de penser comme ça.
À un moment, on a tous fait nos besoins ensemble derrière un taillis. On s’est essuyés comme on a pu avec des feuilles et on s’est lavé les mains dans l’eau du canal. Elle était pas chaude.
C’est juste après ça que la nuit est tombée d’un seul coup et que le froid nous a saisis. On a marché encore un peu, mais le chemin est vite devenu étroit et il a fini par se perdre tout à fait dans les orties. On a fait demi-tour sur un bon kilomètre, jusqu’à un pont, et on s’est assis contre le petit mur de pierre.
Les moyens avaient leur œil des mauvais jours, bien noir et bien farouche, et comme en plus ils suçotaient tous les deux les lanières de leur casquette, c’était pas difficile de comprendre qu’ils avaient faim.
Les petits avaient l’air fatigués maintenant.
— Où c’est qu’on va dormir ? a demandé Victor en ôtant ses souliers de dame.
On a vu que ses deux pieds étaient blessés dessus, ça faisait des barres rouges pas bien jolies. Il était rudement courageux de continuer comme ça. Par-dessus le marché, la brûlure des orties avait couvert ses chevilles de petites cloques blanches. Comme personne répondait, sa bouche s’est tordue et il a commencé à pleurer en silence. J’ai fait comme si je l’avais pas vu, et les autres pareil. De toute façon, on n’avait pas de quoi le soigner, alors ça aurait rimé à quoi de faire semblant ? Dans ces cas-là , si on console, c’est tout de suite les grandes eaux. Il vaut mieux regarder ailleurs.

On en était là de notre brillante situation quand Yann a levé son index.
— Vous entendez ?
On n’entendait que dalle. À part les reniflements de Victor et le floc d’une grenouille dans le canal, c’était le silence. Mais comme Yann tenait toujours son doigt en l’air, on a tendu l’oreille et on a fini par entendre aussi. Un grondement sourd, très lointain. Et puis on a distingué une traînée de lumière à l’horizon, comme un long coup de griffe rouge dans le noir de la campagne.
Le train fonçait dans la nuit, à pleine vitesse. Et il allait vers l’ouest.

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