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Chapitre 15

Publication : par M. Lauga

XV Récit de Pascal Josse, trente-quatre ans, mécanicien, mari de Nathalie Josse

C’est la première fois qu’elle me faisait ce coup- là , Nathalie. En plein milieu de la nuit, le vrai bon gros cauchemar.
— Sors-moi de là  ! Sors-moi de là ...
Et ses ongles plantés dans mon bras.
La sortir de là , d’accord, mais il fallait qu’elle y mette un peu du sien. À mon avis, le plus urgent était qu’elle se réveille tout à fait. J’ai allumé, j’ai pris son visage dans mes mains et je l’ai caressé.
— Réveille-toi, Nathalie... c’est moi !
Mais rien à faire, ses ennemis invisibles semblaient vouloir la garder encore un peu entre leurs griffes.
Pour la tirer de là , je les aurais volontiers étripés écrabouillés décapités, seulement j’avais du mal à les distinguer. Elle a tout de même fini par ouvrir les yeux. La première chose qu’elle a vue, c’est ma bouille et apparemment ça lui a fait plaisir : elle s’est jetée sur moi et m’a serré contre elle. Un noyé ne s’y prend pas autrement avec la bouée qu’on lui jette. C’est un de ces moments où on a vraiment l’impression de servir à quelque chose et c’est assez agréable, j’avoue. Les clients du garage où je bosse me font très rarement la fête comme ça !
— Tu as fait un cauchemar, je lui ai dit. Tout va bien... On se calme, mademoiselle...
Je l’ai gardée contre moi, le temps qu’elle s’apaise. Je lui ai raconté des choses gentilles. En le faisant, je me suis souvenu que je l’aimais beaucoup, mais ce n’est pas le sujet...
Dix minutes plus tard, on était assis dans la cuisine, devant une tasse de lait chaud, et je l’écoutais. Son histoire de petit bonhomme futé et de ses six frères jumeaux m’en rappelait une autre. Je n’ai pas mis longtemps avant de réagir :
— Dis-moi, c’est le Petit Poucet que tu me racontes, ou quoi ?
Elle est tombée des nues, pourtant c’était l’évidence même, non ? Je suis loin d’être un crack en littérature mais je connais mes classiques. Je me souvenais même que dans le conte de Perrault la mère aimait plus que les autres un de ses deux fils aînés, parce qu’il était un peu « rousseau  » et qu’elle-même était rousse. Ça m’avait frappé à l’époque. Il faut dire que de ce point de vue, je suis servi : ce que j’ai sur la tête, c’est pas des cheveux, c’est un incendie. Toujours est-il qu’on avait parfaitement le compte : les six frères, tous jumeaux, et le dernier, le petit avorton, gros comme le pouce, et qui devenait bien sûr le héros de l’histoire. Pour que la distribution soit complète, il ne manquait plus que le méchant, là , l’Ogre. Mais apparemment ma petite femme venait de le rencontrer, et c’est ce qui l’avait mise dans cet état.
— Le plus insupportable, c’est que le gosse ne me quittait jamais des yeux... On lui faisait subir des horreurs et il se contentait de me regarder avec l’air de dire : « Vous voyez ce que vous avez fait ? Du joli travail, hein ?  »
Je vous passe le détail des horreurs qu’on infligeait au petit dans le cauchemar de Nathalie. J’aime pas ça. Même le dire, j’aime pas.
Pour la rassurer tout à fait, j’ai dû lui promettre de l’accompagner le lendemain et c’est ainsi qu’on s’est retrouvés tous les deux vers une heure et demie de l’après-midi dans la cour de la ferme, chez les Doutreleau.
— Tu resteras dans la voiture, je m’en fiche, mais je préfère que tu sois là . Cette bonne femme me fait peur.
La cour était bien comme Nathalie me l’avait décrite. Les Doutreleau n’étaient pas abonnés à Maisons et Jardins, c’était clair.
Le chien était là , sur le seuil ; il louchait très fort, ça elle ne me l’avait pas signalé. À part lui, personne à l’horizon, ni grands ni petits. C’était un mardi, les enfants devaient être à l’école. Mais où étaient les parents ? J’ai donné un coup de klaxon, puis un autre. Le chien nous fixait en silence, enfin il essayait de nous fixer, ça l’obligeait à incliner la tête et, dans cette attitude, il ne respirait pas l’intelligence, vous voyez ce que je veux dire.
Je suis descendu et je me suis avancé vers le hangar pour voir si une voiture serait là . Il
n’y avait qu’un tracteur, en piteux état d’ailleurs. J’allais faire demi-tour quand j’ai entendu les miaulements.
Les chatons devaient être bien petits, mais où se cachaient-ils ? Je suis curieux par nature. Nathalie me le reproche sans cesse. Il faut que je voie, que je sache, c’est plus fort que moi. Donc j’ai tendu l’oreille pour tâcher de repérer mes petits miauleurs et après une minute de « Tu es chaud... tu es très chaud... tu brûles...  », je les ai dénichés au fond d’un placard déglingué. Sept chatons encore aveugles, empêtrés les uns dans les autres, et qui criaient la faim. La mère ne devait pas être bien loin. Je me suis accroupi et je les ai observés un instant. Je suis de la campagne et je connais la musique : quand sept petits chats naissent dans une ferme, surtout une ferme comme celle-ci, leur espérance de vie est plutôt brève. Dans le meilleur des cas, c’est le chloroforme, le sac... et la rivière. Dans le pire, c’est deux coups de pelle, et un troisième si ça bouge encore.
Ames sensibles s’abstenir. J’ai eu la tentation d’en prendre un, pour le sauver, mais qu’est-ce qu’on en aurait fait ? On n’en veut pas dans l’appartement avec le bébé. Là -dessus la chatte est arrivée et elle s’est couchée sur eux.
« Profitez-en ! j’ai pensé. Vous ne connaîtrez de la vie rien d’autre que ça, le ventre chaud de votre mère, mais c’est déjà pas si mal.  »
Nathalie m’attendait à la sortie du hangar :
— Qu’est-ce que tu fiches ? Si quelqu’un arrive...
Elle ne croyait pas si bien dire. Deux voitures sont entrées dans la cour. Dans la première il y avait le père et la mère Doutreleau. La seconde était une 4 L de la gendarmerie.
Le père Doutreleau m’a interrogé du regard :
— Qu’est-ce que vous foutez là , vous ?
Je me suis rendu compte qu’un regard pouvait dire exactement cette phrase : « Qu’est-ce que vous foutez là , vous ?  »
J’ai bredouillé :
— Je m’excuse. On vous attendait et j’ai entendu des miaulements dans le hangar, alors je suis allé voir.
Il a dit d’une voix absente :
— Ah oui, les chats... je voulais les tuer ce matin, mais avec tout ça...
« Tout ça  » quoi ? on s’est dit.
Un des gendarmes nous a demandé avec un fort accent du Midi qui on était. Quand il a su que Nathalie était l’assistante sociale, il l’a prise à part et lui a expliqué que les sept enfants avaient disparu, qu’ils étaient tous partis dans la nuit... Puis ils sont entrés dans la maison avec les Doutreleau. Nous, on n’avait plus rien à faire ici, alors on est partis.
Nathalie a pleuré pendant tout le trajet.
J’ai passé l’après-midi au garage et j’espère n’avoir pas monté trop de plaquettes de freins à l’envers parce que je n’étais pas vraiment à ce que je faisais. Je ne voyais pas des carburateurs ni des batteries ni des bougies, je voyais sept petits chats, sept petits Doutreleau, et sept « Petits Poucet  ». Tout ça dansait dans ma tête. Je voyais surtout, et très précisément, une image venue de mon enfance. Le Petit Poucet y était représenté caché sous une escabelle lors de la terrible nuit. Le père disait : « Je suis résolu de les mener perdre demain au bois...  » La mère plongeait son visage dans ses mains. Un maigre feu brûlait dans la cheminée.
J’étais dans la voiture et je rentrais chez nous quand ça m’est tombé dessus. Comme un coup de tonnerre.
Et si... et si le petit Yann... lui ou un de ses frères bien sûr, mais non, ça ne pouvait être que lui, j’en avais l’intuition, si donc le petit Yann avait entendu son père dans la nuit :
— Je LES tuerai tous demain matin ! Tous les sept !
Et qu’il ait pensé que son père voulait...
Tu t’es trompé, petit Yann ! Toi qui sais tout, qui comprends tout, pour une fois tu t’es trompé !
LES tuer tous les sept ! Oui. Mais les sept CHATS, Yann ! Les CHATS ! Pas vous ! Les CHATS !!!!
Où es-tu maintenant pour qu’on te le dise ? Où as-tu entraîné tes frères ?

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