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Chapitres 10 et 11

Publication : par M. Lauga

X Récit de Max Doutreleau, onze ans, frère de Yann
J’ai bien essayé de soulager Victor en prenant ses chaussures mais au bout de cinq cents mètres, j’avais les orteils en compote. Je sais pas comment il arrive à marcher avec ça. Enfin, c’est mieux que pieds nus.
Vers midi, une voiture nous a doublés, avec une dame et deux enfants derrière. Ils avaient notre âge à peu près, sans doute qu’elle les ramenait de l’école. Ils se sont retournés et nous ont fait des grimaces. On n’a pas répondu.
Ils ont recommencé plus loin avec les moyens, alors Paul leur a fait un bras d’honneur et Pierre a pointé le grand doigt du milieu en l’air, ce qui est encore plus mal poli d’après moi. Pierre et Paul, un jour ils tomberont sur plus forts qu’eux et ils prendront une dérouillée. C’est ce que leur disent toujours les grands. Mais ils veulent rien entendre. On dirait qu’ils cognent sur les autres tout ce que le père a cogné sur eux. Pour se venger, quoi. C’est drôle parce qu’ils ont des têtes carrées. On se demande si elles sont devenues carrées parce qu’ils sont cogneurs, ou bien s’ils sont devenus cogneurs à cause de leurs têtes carrées. En tout cas, elles leur vont bien, leurs têtes.
Au collège, ils ont peur de personne. Le jour où on est entrés en sixième, Victor et moi, il y a un grand qui s’est moqué de nous. Il échangeait nos casquettes et nous présentait en faisant semblant de se tromper :
— À ma droite Doutreleau, à ma gauche Loutredeau, euh non, à ma gauche...
Tout le monde se marrait en nous regardant. Nous, on souriait parce qu’on voulait quand même pas pleurer le premier jour.
Là -dessus Pierre et Paul sont arrivés. Ils ont pas mené l’enquête pendant trois jours pour savoir le pourquoi du comment ni l’âge du capitaine. Ils ont pas dit un mot. C’est parti tout de suite. Des grands coups de cartable à bout de bras. Le gars est tombé mais ils se sont pas arrêtés. Au contraire, ils se sont acharnés sur lui. Il saignait de la bouche et c’est un surveillant qui a arrêté le massacre. Ils ont été punis au collège et le père leur a flanqué une bonne rouste par-dessus le marché, mais le soir même, quand on est allés se
coucher, Pierre est venu vers notre lit et il nous a dit :
— Si on vous embête encore, faut nous le dire, hein ?
Ça nous a surpris parce qu’il nous parle presque jamais. Ils sont pas bavards, Pierre et Paul.
En tout cas, on nous a plus jamais embêtés.
Je pensais à tout ça en les regardant marcher devant nous, avec les ailes de leurs casquettes qui flottaient sur les côtés. Je me demandais s’ils seraient vraiment capables de casser la figure à tous ceux qui nous voudraient du mal. S’ils étaient pas un peu petits pour ça quand même.
On a fini par arriver tout près d’un village. Il était presque une heure au clocher. On s’est cachés dans le petit bois juste à côté. Les deux grands ont posé le sac et nous ont dit de les attendre, qu’ils allaient chercher à manger, qu’ils revenaient tout de suite. Et ils nous ont laissés là .

XI Récit de Michèle Moulin, quarante-deux ans, boulangère
J’allais fermer la boutique quand ils sont entrés. Deux grands garçons pâles avec des vestes fripées. Des jumeaux. On a beau dire : quand deux personnes se ressemblent à ce point, c’est une chose bien saisissante.
C’est comme de la magie. On se surprend à penser qu’ils pourraient aussi bien disparaître dans un nuage de fumée, puis réapparaître en miniature, et en quatre exemplaires, ou bien en une seule personne de trois mètres de haut. On se dit qu’ils sont sans doute capables d’accomplir tous les prodiges et que s’ils ne le font pas, c’est juste par modestie.
Est-ce que leur mère pouvait seulement les distinguer, ces deux-là  ? Sans doute que oui, sans doute qu’elle connaissait le secret, la minuscule, la presque invisible différence : un léger balancement de la tête chez l’un, une espièglerie dans l’oeil chez l’autre. Comment savoir ? Les jumeaux se ressemblent davantage les jours de pluie, paraît- il. C’est encore un de leurs mystères.
Ils ont fait un seul petit pas à l’intérieur du magasin et se sont arrêtés. Je ne savais pas lequel regarder.
L’un des deux a dit à voix très basse :
— Bonjour, madame, on voudrait du pain, mais on n’a pas d’argent.
J’ai dû le faire répéter parce que je n’étais pas sûre d’avoir bien entendu. Mais c’était ça :
— Bonjour, madame, on voudrait du pain, mais on n’a pas d’argent.
Là j’ai compris pourquoi ils restaient si près de la porte. Ça voulait dire : « On n’est pas des vrais clients, alors on s’avance pas plus...  » C’est ça qui m’a touchée, je crois, cette timidité. Et puis leurs vêtements aussi. Des pauvres gosses, vraiment.
Je tiens la boutique depuis sept ans, et avant celle-là j’ai tenu l’autre à Angoulême, eh bien, jamais personne ne m’avait demandé avec autant de candeur et d’innocence : « On voudrait du pain, mais on n’a pas d’argent.  »
Je n’ai pas réfléchi longtemps, j’ai répondu : C’est pas grave...
Et je leur ai tendu une baguette. Celui de gauche a fait un pas en avant et l’a prise. Et là j’ai eu un réflexe irrésistible, n’importe qui aurait fait la même chose tellement cela allait de soi : j’ai saisi une seconde baguette et je l’ai tendue à son frère.
Ils ont remercié et sont sortis. J’ai fermé derrière eux et je suis montée pour aller manger.
Quand la semaine suivante le premier article sur l’affaire Doutreleau est paru dans le journal, j’ai vite fait le rapprochement. Je pense que ce sont les aînés que j’ai vus. Je dis cela à cause de leur douceur. En effet, les deux moyens étaient assez violents, paraît-il, des vraies furies même. Le journaliste disait que pour les maîtriser il avait fallu plusieurs hommes et qu’un des gendarmes avait eu un doigt retourné.
Enfin bon, ce qu’ils racontent dans les journaux et la vérité... En tout cas, les deux à qui j’ai donné le pain n’avaient pas l’air bien méchant. Ils faisaient plutôt pitié.
Restent les deux petits. Je pense qu’ils devaient s’être cachés quelque part à proximité du village et qu’ils attendaient leurs frères pour manger.
À propos de Yann, le dernier, je préfère me taire. On a raconté assez de sottises. A croire que les gens n’ont pas eu leur compte d’histoires quand ils étaient enfants, et qu’ils essaient de se rattraper plus tard.
A la boulangerie je suis bien placée pour entendre, et je peux dire que j’ai vraiment tout entendu :
— Si si, madame Moulin, le gosse était un surdoué, il était capable de battre un ordinateur aux échecs...
— On n’ose pas le dire, madame Moulin, mais le gosse était un demeuré, ses frères en avaient honte, voilà pourquoi ils le cachaient dans un sac...
— Au fait, il paraît que le gosse voyait la nuit comme les chats, vous saviez ça ?
— On dit qu’il ne dormait jamais...
— On dit qu’il dormait tout le temps...
— Il avait six ans, il avait douze ans, il avait trois ans...
J’en passe et des meilleures. J’ai laissé dire. Pour moi, la seule vérité est que ce « gosse  », comme ils disent, était un gosse justement. Un simple petit gosse. Qui demandait seulement qu’on le tienne au chaud et qu’on lui dise des gentillesses de temps en temps. Comme tous les autres gosses. Je ne sais pas grand-chose sur l’affaire, mais j’ai comme le sentiment qu’il n’a jamais connu ça. Alors on ferait mieux de lui ficher la paix et de se taire.
Surtout maintenant qu’il n’est plus là .
Ma seule consolation, c’est de savoir qu’il a sans doute mangé un peu de mon pain, ce petit, et que je l’avais donné de bon coeur.

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