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Chapitre 7

Publication : par M. Lauga

VII Récit de Jean-Michel Heycken, quarante-quatre ans, écrivain

François m’avait prévenu :
— Tu veux du calme ? J’ai exactement ce qu’il te faut. Et par-dessus le marché, c’est un pavillon d’une beauté fulgurante. Il appartenait à mon arrière-grand-tante. Elle y est morte il y a six mois. Tu ne crains pas les fantômes ? Bien.
Alors je te décris en gros : depuis la salle à manger, au décor un peu chargé peut-être mais que tu adoreras si tu apprécies les dominantes marron, tu jouiras d’une vue imprenable sur le stade municipal. Entraînement tous les mercredis, match un dimanche sur deux.
La cuisine (merci Formica) donne sur les pavillons voisins. Tu n’es pas sujet à la dépression ? Parfait.
La chambre maintenant : le papier peint représente des scènes de chasse, avec beaucoup de faisans si je me souviens bien. Il y en a aussi au plafond, d’ailleurs. Voilà .
Ah oui, le téléphone est coupé et il n’y a pas de téléviseur. Si tu as des problèmes, la gendarmerie est à deux cents mètres. Excitant, non ?
Et un dernier détail puisque tu persistes à ne pas vouloir prendre ta voiture : le premier cinéma est à quarante- huit kilomètres.
Pour y aller tu as deux cars, je crois me rappeler que le premier passe vers six heures et demie du matin. Toujours partant ?
Bien sûr que j’étais partant. Plus que jamais. Ce pavillon perdu au fin fond de la Dordogne, c’était pour moi le paradis sur terre. Le lieu idéal où j’allais enfin pouvoir écrire. Écrire le matin, le soir, la nuit, sans être jamais dérangé. Écrire jusqu’à ce que les yeux me fassent mal, jusqu’à en être courbatu.
J’ai remercié François et deux jours plus tard je sautais dans le train de Limoges avec la jubilation d’un enfant qui va découvrir la mer. Comble du bonheur, c’était au début du mois de novembre ; vous vous rappelez sûrement ces semaines de froid et de pluie qu’on a eues à l’époque. Tout le monde s’en est plaint. Sauf moi, pour la bonne raison que je n’aime pas la chaleur. Ni le soleil. Il brûle les yeux et rend futile. Et surtout il m’empêche de travailler. J’aurais dû naître en Islande, en Lettonie, dans un de ces pays où il fait nuit à seize heures, enfin j’imagine.
Bref, aussitôt arrivé dans mon petit paradis, j’ai sauté avec délice dans les pantoufles de la tante Bidule, j’ai installé mon bureau sur la table de la salle à manger et j’ai commencé à écrire.
Ça s’est passé dans la nuit du 7 au 8 novembre. J’étais dans le pavillon depuis trois jours donc. Il était trois heures du matin environ. J’avais travaillé avec bonheur jusque-là et je m’offrais un petit casse-croûte dans la cuisine. Le plaisir des dieux : un reste de poulet-mayonnaise et une bière tranquille peinard avec le sentiment d’avoir fait du bon boulot. Mon roman avait drôlement bien démarré. Un petit voleur de grande surface qui tombe amoureux d’une caissière. C’est l’été, la canicule, au bord de la mer quelque part en
Normandie. Plus j’avançais dans l’histoire et plus je le voyais, ce petit gars. Plus je l’aimais. En écrivant, parfois, j’en étais ému aux larmes.
Donc je termine mon festin et, en traversant la salle à manger pour aller me coucher, je jette machinalement un coup d’oeil sur le Parc des Princes en dessous. D’abord je me demande si j’ai la berlue ou quoi : je vois des espèces de pantins désarticulés qui cavalent sur la pelouse et se cassent la figure tous les trois pas. Alors là , je me suis dit : il y a deux possibilités. Ou tu es complètement paf après une seule bière, ou bien l’équipe locale a perdu dimanche son douzième match d’affilée et elle s’entraîne désormais la nuit pour échapper à la honte. Je me colle le nez contre la vitre et j’essaie de mieux voir. Il me semble que les silhouettes disparaissent là -bas sous les tribunes du stade. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Je me tire une chaise sous les fesses et j’attends la suite des événements. Un poids lourd est stationné sur le parking de la gendarmerie. Le moteur tourne un peu puis s’arrête. Le faisceau d’une lampe de poche balaie les alentours du camion, fouille le fossé en particulier, puis s’éteint. Rien ne bouge du côté des gradins. C’est le calme plat... et la tempête sous mon crâne. Appeler la gendarmerie ? Il n’y a pas de téléphone dans mon palace. Y aller ? Pour dire quoi ? « Ils sont là , ils sont là  !  » comme à Guignol ? « Ils sont là , qui ?  » d’abord.
Apparemment il y a un chasseur et des lapins dans cette histoire. Et que voulez-vous, dans ce cas de figure, j’ai toujours un faible pour les lapins...
Un quart d’heure s’écoule comme ça, puis le poids lourd démarre et s’en va.
Ils n’attendaient que ça, mes lapins, et les voilà qui pointent le bout de leurs oreilles. J’en compte un, deux, trois... six. Cette fois, ils ne courent plus, ils progressent à la queue leu leu, le long de la ligne de touche. Mais qu’est-ce qu’ils serrent tous comme ça contre leur poitrine ? Je finis par les distinguer assez pour m’en rendre compte et là , stupeur : ce sont leurs habits ! Ils sont à moitié nus ! Dehors, il ne fait pas cinq degrés et ils sont à moitié nus ! Ce sont des garçons de douze ou treize ans, maigres comme des chats de gouttière. À trente mètres de distance, on leur compterait les côtes. Voilà qu’ils s’avancent tout droit dans ma direction et s’arrêtent juste sous ma fenêtre. On reste un moment comme ça : eux transis de froid, l’air désemparé, moi immobile derrière le rideau. Je vais pour ouvrir quand mon regard tombe sur un détail et là , c’est le coup de grâce. Figurez-vous que le dernier garçon, le plus grand semble-t-il, porte un tout petit enfant dans ses bras ! Il l’a enroulé dans un pull, et on voit la grosse tête ronde qui dépasse. Soudain le mioche dégage un de ses bras, pointe son index devant lui et aussitôt tous démarrent comme un seul homme dans la direction indiquée. J’ai connu pas mal de petits enfants dans ma vie, mais avec une autorité pareille, j’avoue que c’était la première fois.
Je fonce dans la cuisine pour ne pas les perdre de vue et je retrouve ma fine équipe derrière le pavillon des voisins. Au bas d’une porte de service, il y a une chatière. Le môme se fait déposer là et entreprend de se faufiler à l’intérieur. Pas de problème jusqu’aux fesses, mais ensuite il a beau gigoter, rien à faire, ça ne passe plus. Un des garçons essaie de le pousser et reçoit un coup de talon dans la figure. Les autres regardent sans rire. Sans rire. Ça m’a frappé, ça. Finalement le petit ressort, se retourne, passe ses jambes
d’abord et disparaît aussitôt à l’intérieur. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvre. Ils entrent tous, très vite, sans bousculade.
A peine sont-ils dedans que la pluie redouble. Mes yeux restent accrochés à la porte. Mon petit voleur amoureux est à des années-lumière.

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