PREMIÈRE PARTIE
« Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot. »
Le Petit Poucet, Charles Perrault.
II
Récit de Marthe Doutreleau, quarante ans, mère de Yann
Qu’est-ce qu’elle croyait, la Parisienne ? Que j’allais y offrir le thé au salon ? Qu’on allait grignoter des petits fours ? Ça se pointe sans prévenir chez les gens, ça tortille les fesses
et ça vient vous faire la leçon ! Si seulement cet abruti de Corniaud y avait arraché un bifteck au mollet, mais y faisait qu’aboyer, cette
jappette. J’ai fini par y envoyer la poêle sur le museau pour le faire taire. J’ai failli attraper la fille, c’est pas passé loin, dommage.
« Il n’avait pas l’air bien ! » qu’elle a dit, cette morveuse. « Pas l’air bien ! » Pauv’ petit chéri, va ! Ça fait dix ans qu’il a « pas l’air bien ». Y fait ça pour emmerder le monde, juste pour nous rendre la vie impossible. Qu’est-ce qu’y ont tous à le plaindre, celui-ci ? A cause que c’est un avorton ? Si y se comportait comme les autres, on le traiterait comme les autres, tout avorton qu’il est. Mais y faut qu’y frime avec ses airs de « je sais tout je dirai rien ». Il a une langue, non ? Je l’ai fait complet tout comme ses frères.
Alors pourquoi qu’y s’acharne à rien dire ? Hein ? Qu’est-ce qu’y nous reproche à la fin ? Je l’ai mis au
monde tout pareil que les autres. C’est ma faute s’il est arrivé tout seul ? Et gros comme un poing ? Après
ses frères qui sortaient par deux et qui faisaient leurs huit bonnes livres l’unité, je me suis pas sentie le faire.
C’est comme si j’avais pondu un œuf, parole !
Mais bon, on l’a gardé. Des fois qu’y servirait à des trucs qu’on pense pas, rapport à sa taille, qu’on s’est
dit. Passer dans des endroits où ce que les autres passent pas. Trier des choses petites. Est-ce qu’on savait ?
La nature nous avait couillonnés une fois, p’têt qu’elle allait se rattraper par la suite. Alors on a patienté.
C’est pas pour ce qu’y nous coûtait à manger.
Eh ben pour déchanter, on a déchanté. Figurez-vous que monsieur veut faire le savant ! Je le comprends, d’un côté : ça fatigue pas et ça fait moins d’ampoules aux mains. Ça l’a pris à cinq ans, par là, quand on l’a envoyé à l’école, rapport aux allocations. Ses frères y allaient déjà, mais eux au moins y se mêlaient pas d’apprendre. Lui, ça y a plu, et pas qu’un peu. Et y s’est pas privé de le montrer. Manière de nous indiquer qu’on était des imbéciles, sans doute. On a supporté ça trop longtemps, son cirque, le nez dans les cahiers, l’écriture soignée en tirant la langue et compagnie.
Jusqu’au jour où il a répondu à Doutreleau. C’était pour les foins. Il avait sept ou huit ans, j’sais plus, je tiens pas les comptes. De toute façon il était pas plus haut que l’année
d’avant, ça j’en suis sûre. Y a des moments je me demande même si y rapetisserait pas, par hasard. Faudrait le mesurer pour voir, mais on a autre chose à tourner, figurez-vous.
Bref, c’était les foins et y fallait qu’il aide à râteler derrière. C’était pas y demander la lune, non ? Eh ben, il a pas bougé ses fesses et il a montré son cahier, façon de dire : j’y vais pas, j’ai du travail. Monsieur avait mieux à faire, n’est-ce pas ?
Doutreleau, ça y a pas plu. Il a piqué un coup de sang. Il lui en a descendu une bonne en travers du nez.
Que ça a saigné, même. Il a la main trop lourde, Doutreleau, je lui ai dit cent fois. Un jour y va m’en assommer un pour de bon et qui c’est qui va expliquer à la police ? Sûrement pas lui, y se planquera comme y s’est planqué quand la fille est venue. Il est pas causant, Doutreleau, quand y’a du monde y déguerpit et y me laisse toute seule pour faire la dame. Moi, j’ai la main leste. Pas lourde, leste. Ça part sec et ça punit bien. Et ça suffit à mon goût. Pas besoin de les étourdir. Mais n’empêche qu’il a plus bronché par la suite, le Yann, il a marché droit. Quand on y demandait quelque chose, y s’exécutait, et plutôt deux fois qu’une.
Sauf qu’y s’est mis à nous regarder avec cet air que j’aime pas. C’est qu’y vous ferait baisser les yeux, le
petit serpent. Y faut lever la main pour qu’y cède. Devant ses parents ! Ça se prend pour quoi ?
Enfin jusque-là ça allait encore. Mais voilà qu’y va au collège à présent. Et qu’y nous ramène des compliments, le monsieur ! Comment qu’y savent qu’il est soi-disant intelligent vu qu’il en sort pas une ? Y z’y ont ouvert le crâne ou quoi ? Alors lui bien sûr y se prend pour le pape, y bombe le torse et y nous regarde de haut, le rase- mottes, c’est un comble, quand même !
La fille, je l’attendais. Je savais qu’y z’allaient débarquer, elle ou quelqu’un d’autre. Vu que Doutreleau y’avait foutu le cartable à la baille, au gosse, ça pouvait pas finir autrement. Y pousse, Doutreleau, mais faut le comprendre. Quat’ fois qu’on l’appelait, le gosse, pour venir manger la soupe. Et lui à la fenêtre, le nez dans son bouquin, y bougeait toujours pas. Alors v’là mon Doutreleau qui se lève d’un coup. Il a pas cogné cette fois, pas du tout, y s’est levé, calme comme s’il allait pisser, il a pris le cahier, le livre, enfin tout le barda, y’a foutu dans le cartable, tranquille comme Baptiste, sans gueuler ni rien, il est sorti, on l’a vu marcher vers le puits, on a entendu plouf, terminé. Il est revenu et il a fini sa soupe.
Le gosse il a pas moufté. Il a tout laissé faire. Il a continué un moment à regarder la table, là où ce qu’y avait le livre, et que maintenant y’avait plus rien et puis il est parti se coucher tout droit, comme si rien s’était passé.
Au passage j’y ai demandé si y voulait un bout de pain vu qu’il avait pas mangé sa soupe. C’est vrai, on a beau dire, une mère reste une mère. Eh ben y m’est passé devant sans lever le nez, comme si j’avais été
Corniaud qui y aurait aboyé après. Soyez bonne, tiens ! Ça m’a bien punie, allez.
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