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Chapitre 1

Publication : par M. Lauga

PREMIÈRE PARTIE
« Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot.  »
Le Petit Poucet, Charles Perrault.
I
Récit de Nathalie Josse, trente-deux ans, assistante sociale
Je suis une des dernières personnes qui ont vu Yann Doutreleau vivant. Enfin je crois. Il était posé à côté de moi dans la voiture. Je dis bien « posé  », pas assis. Ses jambes trop courtes étaient étendues à plat sur le siège et pointaient vers l’avant, raides comme des bâtons, les deux pieds désignant la boîte à gants. La ceinture de sécurité flottait autour de sa poitrine. J’aurais pu le mettre à l’arrière dans le siège-auto mais je n’avais pas osé. On aurait dit une grande poupée. C’était en novembre dernier. Vous vous rappelez cette semaine de pluie qu’on a eue au début du mois ? Ce temps de chien ? Il tombait des cordes et c’est moi qui l’ai ramené chez lui ce matin-là . Je ne l’ai jamais revu depuis.
Mes essuie-glaces sont à peu près aussi efficaces que des baguettes de tambour et je roulais à trente à l’heure, pas plus, sur la départementale. Si j’avais su que c’était la dernière fois, je l’aurais regardé davantage. Trop tard.
Je le revois, calé au fond du siège, buté, à tripoter ses mains, ses drôles de petites mains rouges et rondes, ses mains de bébé. Comment pouvait- on oser habiller un enfant de la sorte, sinon pour l’humilier ?
Il semblait sorti d’un autre âge, avec sa veste de costume boutonnée au milieu, son
pantalon de toile grise.
Des vêtements de grenier. Ma gorge se serre dès que j’y repense.
Je n’avais jamais vu un petit bonhomme de ce genre auparavant. Combien pouvait-il
mesurer ?
Quatre-vingts centimètres ? Quatre-vingt-dix ? En tout cas il avait à peine la taille d’un enfant de deux ans.
Or il en avait dix. Yann était une miniature. « Bout de chou  », « mignon  », « mimi  », « trognon  » : voilà ce qu’on avait envie de dire de lui, mais on en était empêché par cette expression d’adulte qu’il avait autour des yeux et de la bouche, cette gravité. Il n’avait aucune difformité comme on en voit chez les nains.
Chez lui tout était harmonie, mais tout était... petit.
La pluie à verse, donc. Du vent, par rafales. La carte dépliée en vrac sur mes genoux. Ça ne pouvait plus être très loin. Quelques centaines de mètres peut-être. J’avais dû rater le chemin, passer devant sans le voir. Sous cette pluie battante, tout était possible. J’ai fait demi-tour et je me suis concentrée. C’était d’autant plus agaçant que Yann, à côté de moi, connaissait parfaitement la route, lui. Seulement, il n’était pas coopérant. Je l’avais interrogé, au début :
— C’est par là  ? À droite ou à gauche ? Montre-moi, au moins, si tu ne veux pas parler... Avec ton doigt...
Autant interroger mon parapluie.
Je savais peu de choses encore de mon petit passager. Qu’il avait dix ans, qu’il s’appelait Yann et qu’il était muet. Il était arrivé dans sa classe de sixième le matin, hébété et sans cartable. On avait bien questionné ses frères mais ils n’étaient guère plus bavards. L’un d’eux avait fini par expliquer en reniflant un filet de morve de dix bons centimètres :
« C’est le père qui y’a foutu à la baille.  »
Traduction : le père avait jeté le cartable dans le puits, ou dans la mare, enfin quelque part où il y avait de l’eau.
J’en avais vu des gratinées dans mon métier de dingue, mais ça c’était nouveau. J’ai
observé le gosse à la dérobée, les chaussures grossières dont les semelles bâillaient, le pantalon élimé, le pull-over marron qui dépassait des manches trop courtes de la veste. Ma gorge s’est serrée. J’allais tapoter son genou et lui dire « T’en fais pas, ça va aller...  » quand, sur notre droite, le chemin a surgi, signalé par un petit panneau à demi caché par les ronces : Chez Perrault.
J’ai garé la voiture à l’entrée de la cour et j’ai attendu avant de descendre. La pluie
tambourinait de plus belle.
— C’est là  ?
Sans lever les yeux, le gosse a fait un petit mouvement de tête. C’était là .
La ferme était laide et sale. Un énorme tas de ferraille était empilé dans la cour. Les
orties poussaient dedans. Un grand chien maigre jappait à l’entrée d’un hangar à la toiture délabrée.
Les Doutreleau étaient bien connus au collège. Le père avait une ferme. Yann était le septième enfant.
Les six autres étaient tous des jumeaux. Cela marchait par paire. Les deux aînés avaient quatorze ans, les suivants treize, les plus jeunes onze. Chaque année ou presque, en septembre, les professeurs de la classe de sixième voyaient ainsi arriver la dernière livraison de Doutreleau. Ou de Doutreleaux avec un x, on avait envie de mettre le nom au pluriel. Tous étaient grands pour leur âge mais maigres, sans doute mal nourris. Et sans goût pour l’école.
Yann arrivait seul en dernier. Comme un point final au bout d’une phrase.
Le chien s’égosillait de plus belle sous le hangar. Une porte s’est ouverte un peu plus loin et une femme s’est campée sur le seuil. Son tablier était souillé, une poêle à frire pendait au bout de son bras.
— C’est ta maman ?
Silence. Je suis sortie de la voiture, j’ai ouvert mon parapluie et j’ai fait descendre Yann.
On a pataugé ensemble dans la cour de la ferme en direction de la silhouette immobile. La boue atteignait nos chevilles.
Bonjour, je m’appelle Nathalie Josse, je suis assistante sociale. J’aimerais...
Le chien s’était glissé derrière moi et guettait sans doute le moment le plus favorable pour bondir et m’arracher un morceau de mollet. Par réflexe, j’ai pris dans la mienne la main du gosse qui marchait à côté de moi, tête basse, et j’ai tressailli : cette main minuscule était aussi calleuse que celle d’un bûcheron, ou celle d’un ouvrier du bâtiment.
La femme sur le seuil n’avait pas l’idée de faire taire le chien, ni de s’avancer à notre
rencontre. Elle ne semblait pas étonnée non plus de voir son fils arriver à cette heure inhabituelle et en cette compagnie. Non.
Elle nous regardait d’un œil vide, un œil de poisson, et attendait la suite.
— Vous êtes madame Doutreleau ? Je m’appelle Nathalie...
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
Le ton était sec, lourd de menaces.
— Il n’a rien fait. Je voulais seulement...
La poêle est partie à la volée, a frôlé mon épaule et a atteint en pleine tête le chien qui est allé se réfugier derrière la maison en poussant des kaï kaï pitoyables.
— Qu’est-ce que vous voulez alors ?
— Eh bien, je vous ramène Yann parce qu’il est arrivé ce matin sans cartable au collège et qu’il n’avait pas l’air bien. Est-ce que je pourrais en parler avec vous ?
— Faut voir avec le père.
Malgré le parapluie, la pluie ruisselait sur nos deux têtes, elle me coulait sur le visage, me glaçait les épaules. J’ai insisté et la femme a répété :
— Faut voir avec le père.
A sa façon de ne pas bouger d’un millimètre, d’occuper toute l’entrée, et surtout à son regard si dur, j’ai compris qu’elle ne me laisserait jamais entrer. Au troisième « Faut voir avec le père  », j’ai renoncé :
— Et je pourrai le voir quand ?
— Demain.
— Le matin ?
Au lieu de me répondre, elle s’est adressée au gosse, pour la première fois :
— Entre, toi !
Il a lâché ma main et s’est glissé dans le petit espace entre sa mère et la porte. Mais avant de disparaître, il a fait une chose étrange et que je n’aurais pas crue possible. Il ne s’est pas retourné, il a juste fait pivoter sa tête vers moi, s’est immobilisé et m’a regardée pardessus son épaule. Cela n’a pas duré plus de trois secondes. Mais cette image s’est fixée dans mon esprit, s’y est inscrite avec plus de précision que n’importe quelle photographie.
Depuis, je revois sans cesse ce visage enfin levé vers le mien, ces yeux plantés droit dans les miens. J’ai eu la sensation troublante d’y lire avec autant de netteté que s’il avait parlé, et pourtant il ne disait rien, ne bougeait pas. J’y ai lu un reproche, d’abord :
— Bravo, vous avez fait du joli travail !
Mais tout de suite après, un remerciement :
« Vous avez été gentille avec moi et puis vous ne pouviez pas savoir.  »
J’essaie de me persuader qu’il n’y a eu que cela, mais je sais bien que c’est faux et que ces yeux disaient autre chose. Criaient autre chose. Et ce qu’ils criaient, c’était : AU SECOURS ! Je ne l’ai pas compris ou je n’ai pas voulu le comprendre. Je me suis dit qu’on verrait ça plus tard, que cela faisait partie des choses qu’on peut remettre au lendemain.
Mais il n’y a pas eu de lendemain.

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